Qui n’a pas encore en mémoire le récent bras de fer entre la nouvelle diva en chef Adèle, et le mastodonte du streaming musical Spotify, lors de la sortie de son album 30 il y a quelques semaines? Une jolie démonstration de force de la demoiselle, grande habituée de la catharsis musicale, pour laquelle il était tout simplement hors de question de sacrifier le continuum narratif ciselé dudit album sur l’autel du streaming. La fronde d’une amazone belliqueuse, qui remet Spotify à sa place, pointant sévèrement du doigt l’aspect dispensable de la fonction aléatoire systématique sur la plateforme, responsable inéluctable de la (re)lecture décousue de son œuvre, faisant peu de cas du protocole délibéré et tactique d’un tracklisting pensé par Madame, seul garant de la perception adéquate de son propos artistique. Une capitulation édifiante de la part du géant suédois du streaming, bien conscient qu’on ne peut dire non à Adèle, dont le déversement de viscères mélodique et psychanalytique parle à des millions d’auditeurs, s’avérant, en conséquence, particulièrement lucratif. Le mode shuffle automatique est donc désormais relégué au second plan, à la faveur d’une appréciation plus traditionnelle, et bien moins approximative de l’intention des artistes. Car loin de se résumer à la simple coquetterie infatuée d’une gloire pop en plein délire mégalomaniaque, cet épisode remet en lumière une notion quelque peu perdue de vue par une génération qui n’a connu qu’une musique dans sa version dématérialisée : la science délicate du tracklisting.
Il fut un temps où la lecture aléatoire n’était pas. Il fut un temps où simplement sauter une piste sur vinyle ou K7 relevait d’une dextérité qui en décourageait plus d’un. Il fut un temps où la physicalité de l’écoute l’empêchait tout bonnement de se soustraire au scénario réfléchi par les musiciens, auteurs et producteurs d’un album. Le numérique a changé la donne. Le CD d’abord, qui a fait éclore ce mode d’écoute volontairement hasardeux – que nous distinguons à dessein du concept de mixtape, totalement différent, puisqu’il s’agit là pour son auteur de réécrire une histoire qui lui est propre, sorte de patchwork de « morceaux choisis » - devenu, depuis l’avènement du streaming, difficilement évitable. Spotify notamment, proposait ce mode de lecture machinalement, sans que l’écoute ordonnée ne soit ne serait-ce que suggérée aux auditeurs. Quid du processus créatif des artistes ? De la trame élaborée en studio ? À la trappe. Nous voilà donc, depuis le 19 novembre 2022, de retour vers un type d’écoute structurée toute vintage. Difficile donc de ne pas rire jaune lorsque la plateforme présente la lecture d’un opus dans l’ordre prédit par ses auteurs comme une « nouveauté »...
La détermination des plages d’un album n’a donc rien d’anodin. Elle donne à l’auditeur les précieuses clés de lecture qui lui permettront de comprendre une histoire, une intention, un état d’esprit, un message. C’est le séquençage. Le gage de la palpabilité de la thématique évoquée par l’auteur, de sa vision artistique. Un certain Bruce Springsteen a d’ailleurs avoué avoir conçu son Born to Run – 1975 - comme une journée débutée tôt le matin, et achevée tard dans la nuit. Une impression relayée aux auditeur via l’agencement pertinent des titres de l’album. Mais le tracklisting est également pensé comme une accroche - à la manière d’une setlist lors d’un concert - qui fait monter l’intensité - ou la larme à l’œil, c’est selon – avec une suite d’inflexions musicales plus ou moins subtiles, sensées maintenir l’auditeur – et le fan - en haleine. Un tsunami de rythmes rugissants foisonnants d’entrée de jeu, et la fatigue auditive se fait sentir. Un titre trop introspectif d’emblée, sans préliminaires, et voilà tout un album perçu comme impudique. Une ballade poignante ? Soporifique. Les morceaux les plus accrocheurs notamment, se doivent d’être savamment incorporés à l’ensemble afin d’éviter le qualificatif « inégal » à l’opus. Tout en gardant en mémoire que les deux premières plages d’un album sont fatidiques, puisqu’elles seront, selon les statistiques de streaming, les plus écoutées, donnant ou non l’envie à l’auditeur de poursuivre l’exploration d’une œuvre. Une tendance comme le stigmate des bornes d’écoute des disquaires « grande distribution » de la fin des années 90, lorsque l’acquisition d’un CD dépendait grandement du potentiel de séduction de ses premières minutes. Le tracklisting est donc un puzzle sciemment élaboré avec un souci maniaque par les artistes, autant par considérations artistiques, que mercatiques.
Une méthode dont il est particulièrement intéressant de témoigner à travers le documentaire fleuve de Peter Jackson sur les Beatles, Get Back. Près de huit heures d’incursion dans les coulisses de la matérialisation du cultissime Let It Be, faisant la part belle à l’intense réflexion que les quatre légendes ont voué à l’ordonnance parfaite des titres de l’album. À l’époque appuyée par le format vinyle, qui sous entendait en sus une logique de faces, cette démarche artistique s’était vue dangereusement muselée par les nouvelles habitudes d’écoute et l’omnipotence des plateformes.
L’insurrection de la belle Adèle a donc logiquement été portée aux nues par ses homologues, qui souffraient jusque là en silence d’une conjoncture dématérialisée de moins en moins favorable à leur épanouissement créatif. En révisant ses paramètres par défaut afin que les élucubrations artistiques de ces derniers soient appréhendées dans l’ordre dans lequel elles ont été imaginées, la surpuissante firme Spotify serait-elle entrain d’octroyer une fragile recognition de leur travail aux artistes ?