Difficile de ne pas ressentir une très forte impression de déjà vu en prêtant oreille aux compositions pop de ces dernières années. L’entrée dans l’ère numérique a coïncidé avec l’introduction d’une nouvelle notion : le recyclage musical. Une dénomination bien vertueuse pour un procédé éminemment discutable, et forcément spéculatif. Il est évidemment bien plus simple de transcender les foules avec une rythmique signée par un chantre du disco, du rock ou de la soul qui a déjà fait ses preuves, qu’en élaborant la suite de notes magiques révolutionnaire qui redéfinira l’histoire de la musique. Un pari assurément gagnant pour les maisons de disques propriétaires des catalogues des plus grands artistes des décennies précédentes. Une stratégie devenue quasi systématique pour ces majors, bien décidées à rentabiliser au maximum les précieuses mélodies légendaires qui dorment dans leurs tiroirs.
Dorénavant, on ne produit plus, on « post produit ». Des hits taillés au sample près pour un streaming effréné, saupoudrés de la voix de la dernière poupée à la mode chez les jeunes – Ariana Grande qui fredonne My Favorite Things de la comédie musicale Sound of Music à la sauce bling bling – 7 Rings - ça vous parle ? Ces brocanteurs à la philosophie toute Warholienne inoculent ainsi une nostalgie par procuration à cette jeunesse née post...un quelconque mouvement musical décent. Car si chaque décennie nous a abreuvé de multiples identités, punk, new wave, funk, disco, hip hop, grunge, ou encore techno, force est de constater que depuis le nouveau millénaire, rien de significatif n’ait bouleversé les oreilles et la dégaine de nos rejetons. En lieu et place, une pop mashup, un art de la citation, d’abord véritable processus intelligent et intelligible, devenu monnaie – c’est le cas de le dire – courante, qui floute inexorablement les limites entre hommage et plagiat, entre reprise et remake appauvri, entre appropriation et expropriation.
Car si le sampling, popularisé par le mouvement hip hop à la fin des années 70 partait de la noble intention de déterrer des compositions les plus obscures possibles pour les remettre au goût du jour - le fameux « crate digging », qui poussait les DJ hip hop a squatter les disquaires du coin pour dénicher la perle ignorée avec laquelle s’amuser – de nos jours, les labels veulent du populaire, pour le rendre encore plus populaire. Plus aucune intention pédagogique là dessous donc. Et de là, naît un nouveau concept : l’interpolation. Cette dernière se différencie du sample : extrait sonore existant utilisé pour créer un nouveau morceau. L’interpolation, elle, emprunte une mélodie composée par un tiers, pour la régurgiter à sa sauce. Un emprunt pas toujours autorisé par son géniteur d’ailleurs. La vulgarisation massive du procédé date probablement de 2005, lorsque Madonna, papesse de la pop, décidément toujours au fait des dernières tendances, frappe un grand coup, en juste-au-corps très seyant, avec Hung Up, resucée lucrative du Gimmie ! Gimmie ! Gimmie ! d‘ABBA – 1979. Alors, chacun son point de vue sur la chose, et il serait malhonnête de prétendre que la première vague de ces patchworks musicaux n’ait pas comporté de belles réussites.
Giorgio Moroder – compositeur de génie/pionnier de la musique électro ayant travaillé dans l’ombre de tout le gratin musical des seventies - a pas mal profité de cette tendance, notamment grâce à la boucle de son Tears de 72, reprise par DJ Shadow, dans le mémorable Organ Donor en 96, qui le sort du quasi anonymat de la respectabilité puriste. Prolongement de cette transmission version donnant/donnant : sa collaboration fructueuse avec les parisiens de Daft Punk, professionnels assumés du sample bien senti et grand admirateur du Monsieur, qui ont offert au mythique The Chase, composé pour la BO de Midnight Express en 1978, une « suite logique » devenue un carton intersidéral en 2013 – Giorgio by Moroder. Tout récemment, c’est Elton John qui sollicite frontalement le groupe australien Pnau pour se frayer un chemin subliminal dans le subconscient de la génération Z, en compilant le suc de ses plus grands tubes – quatre très exactement - et poussant la chansonnette avec la très jeune et très populaire Dua Lipa sur le collage final – Cold Heart, 2021. Et voilà papy Elton de nouveau dans le coup.
Alors, il semblerait que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes lorsque la démarche est commune, ou sanctifiée par le détenteur des droits d’auteur d’une œuvre. Mais il arrive parfois que l’artiste emprunté – ou sa descendance - grince un peu des dents. Et les cas d’école ne manquent pas. La fort bien nommée Bittersweet Symphony, culte autant pour sa qualité, que pour le procès sur-médiatique intenté par les Stones à The Verve, en est le parfait exemple. Un échantillon – pourtant âprement négocié - pioché dans la discographie sixties des Rolling Stones habille l’hymne urbain au succès planétaire. Intronisée tube générationnel, la chanson réveillera les vénalités de la maison de disque en possession du catalogue des pierres qui roulent, qui plaidera un usage abusif de l’échantillon sus nommé, et réclamera une – grosse – part du gâteau.
Autre polémique : le Blurred Lines de Robin Thicke et Pharrell Williams, qui, outre un vidéoclip qui repousse les limites – attention, ironie – du progressisme féministe, glane très ostensiblement sa ligne mélodique au Got To Give It Up de Marvin Gaye. Les ayants droit, vigilants, ne laissent rien passer, et ce, malgré la bonne foi invoquée par les deux mauvais garçons. Promis ils n’avaient rien remarqué.
Mais qu’en est-il des muses non complices et bien moins connues, avalées par l'infinitude potentielle d'un concept sans scrupules ? En 2001, Daft Punk – encore eux ! - sort Harder, Better, Faster, Stronger, créditant très – très – subtilement le Cola Bottle Baby d’Edwin Birdsong, inspiration on ne peut plus évidente de la mélodie imparable du tube de ces deux aguerris du grand détournement musical. Six ans plus tard, c’est le turbulent Kanye West qui passe à la moulinette la composition des Daft Punk, laissant le pauvre Birdsong sur la touche. Et oui, West reprend Daft Punk, et pas Edwin Birdsong voyez-vous. CQFD.
Si le procédé n’est pas tout neuf – même Dylan s’y est essayé sur Nashville Skyline, et, honnêtement, que serait le Whole Lotta Love de Led Zeppelin sans Muddy Waters ? - il n’est pas près de s’atténuer avec le temps. Les maisons de disques n’ont de cesse de tenter de mettre officiellement la main sur les œuvres des mythes de la musique – Bowie, Marley, Springsteen, Stevie Nicks… - pour s’assurer de ne pas être inquiétées après coup, à l’inverse de Bruno Mars et Marc Ronson, qui ont dû payer le prix fort pour leurs interpolations du Gap Band et des ironiquement nommés Collage sur Uptown Funk. Devenu un secteur d’investissement à part entière, ces mélodies ayant su traverser les ages sont devenues une manne de placements au potentiel de rentabilité inépuisable. Les nouvelles idoles des jeunes doivent donc littéralement composer avec un passé qu’ils n’ont probablement pas connu, pour se voir octroyer un contrat avec ces labels. Le succès est quasi garanti, la créativité elle, repassera.
Alors ne soyez pas surpris si le dernier tube de Dua Lipa vous rappelle grandement un air des eighties signé par INXS, pas sûr que la petite est eu le choix, à vrai dire.